Conversation avec Jérôme Girard, Ninon Hivert et Maïa Lacoustille



Ramasser le réel



Propos recueillis par Elizabeth Allen, Magdalena Gemra, Thomas Maestro et Tom Rowell pour Champs magnétiques, le 8 mai 2021




Vue d’exposition, Des soleils encore verts, CAC Brétigny. Au premier plan : Jérôme Girard,  En boucle, 2021 et Maïa Lacoustille, Des Gueux, 2021. Au second plan : Chloé Vanderstraeten, S’endormir, 2021. Photo © Clément Boute.

Nous avons échangé avec Jérôme Girard, Ninon Hivert et Maïa Lacoustille au sujet des savoirs ancestraux, de leur réappropriation et de la façon d’explorer les différentes dimensions de l’espace et du temps. Ninon sculpte des objets en recourant à des techniques de céramique traditionnelles pour évoquer des questions contemporaines et présente ses œuvres d'une manière presque archéologique, déposées en grille à même le sol. Maïa s’empare de l’ancien français pour investir les marges de la société du Moyen-Âge et de celles de nos jours, donnant une voix à celles et ceux qui les habitent. Elle emploie aussi, à cet effet, le code numérique, afin de créer un espace où l’imagination est libre. Jérôme, lui, s’intéresse à d’anciens savoir-faire régionaux et aux instruments traditionnels d’Amérique du Sud pour créer ses sculptures sonores. Celles-ci s’inspirent du patrimoine musical et des instruments d’autrefois, mimant parfois des outils de la télécommunication mondialisée. 


Champs magnétiques : Vos pratiques réinvestissent des savoirs et des méthodes que l’on pourrait qualifier d’ancestrales. Pourquoi vous attachez-vous à replacer ces multiples connaissances, d’une certaine manière liées au passé, dans une perspective contemporaine ?

Maïa : L’ancien français vient d’un processus de recherche et de questionnement sur la nature de l’Histoire, sur la manière dont nous sommes obligé·es de créer notre propre histoire. L’Histoire de l’art ou l’Histoire que l’on apprend à l’école sont pour moi dispensées depuis un point de vue idéologique et peu ouvert.

Jérôme : Je m’intéresse à la lutherie et à la fabrication traditionnelle d’instruments, mais je ne regarde pas exactement vers le passé puisque ces objets sont en réalité bien vivants. C’est ce que j’apprécie dans les traditions, dans l’artisanat : cela donne des choses animées, qui ont une histoire, mais qui sont construites par un grand nombre de modifications liées au temps et aux individus qui agissent dans le processus de fabrication. Ce sont, pour moi, des réservoirs de formes vivantes, de techniques, d’objets. Cette vie que j’évoque est ancienne, mais tout en restant contemporaine puisqu’elle se réactualise en permanence.

Ninon : La céramique, qui est un médium ancestral, est un vecteur qui me sert à traduire des gestes. Cela est, en partie, grâce au hasard et à la recherche que je suis arrivée à ce matériau. Par ailleurs, celui-ci a beaucoup servi au corps : que ce soit pour le stockage de denrées alimentaires ou bien des corps eux-mêmes, dans le cas des habitations qui ont été construites en terre et qui le sont encore dans certaines parties du monde.

CM : Pour chacun·es de vous, ce sont des matières et des techniques vivantes, mais qui sont également inscrites dans l’Histoire.

Maïa : C'est une volonté de recherche. Je pense à des gens qui utilisent le texte et qui cherchent l’étymologie des mots. Le point de départ, l’origine d’une chose, sont souvent très à côté de ce qu’elle est devenue, de ce qu’elle est aujourd’hui. Considérer justement ce point de départ offre la possibilité de s’approprier l’objet et de faire fi d’une certaine linéarité de l’Histoire dont le récit est conçu, la plupart du temps, pour dominer. Aller chercher à la racine, cela permet une forme d’abstraction.

Jérôme : Si je prends l’exemple d’instruments de musique comme la cornemuse ou la cloche, tous ces objets font partie d’une histoire commune, d’une mémoire collective. La musique elle-même a des caractéristiques communautaires et sociales. Lorsque j’utilise ces formes et ces techniques dans mon travail, j’espère que cela fait appel chez le·a spectateur·rice à une sorte de mémoire partagée, créant une porte d’entrée vers l’imaginaire. Cela crée un espace de réflexion vis-à-vis de la perception du son car ces formes génèrent des récits et des fictions qui permettent de mieux observer le monde contemporain.

CM : Vous posez un regard critique sur les technologies numériques et industrielles. D’où vient votre intérêt pour ces objets, formes et processus ? Proposez-vous des alternatives à ces technologies, ou essayez-vous de comprendre leur place dans le monde ?

Jérôme : Mon intérêt pour toutes ces formes technologiques vient d’une conscience écologique, du fait de regarder ce qui est autour de moi. Je vois des antennes, qui sont les traces d’un monde qui nous dépasse un peu. Elles sont les supports de transmission d’informations complètement invisibles. J’ai l’impression qu’il existe un grand nombre de technologies dont on ne comprend pas vraiment le fonctionnement. Reprendre ces formes en utilisant à la fois des techniques traditionnelles et contemporaines me permet de me les réapproprier, et d’en exploiter le potentiel poétique.

Maïa : Ces formes sont faites pour qu’on ne les comprenne pas. Ce sont des boîtes noires impénétrables par le commun des mortel·les et dont le code, conçu pour gérer la société entière, n’est compris que par une minorité d’individus. Je pense qu’il est fondamental de voir ce qu’il y a à l’intérieur, c’est le rôle de l’artiste. J'ai réfléchi à l’acte de hacker et de couper à la hache, cela vient en réalité du même mot. Je pensais simplement au geste de couper et je me suis dit que l’humain a toujours fait ce geste, car quand elle voit une forme, elle se dit qu’il y a forcément quelque chose à l’intérieur. Cela est même une sorte de métaphore pour la recherche, ou pour l’art.

CM : James Bridle, dans son livre New Dark Age1, évoque le fait que la technologie numérique est censée amener des savoirs et de l’égalité, mais elle entraîne l'ignorance puisque nous ne comprenons pas réellement son fonctionnement. Elle a une dimension physique importante : ce n’est pas un cloud, son empreinte écologique est très forte. Maïa et Jérôme, tout cela résonne dans vos pratiques.

Maïa : Gandhi a parlé de l’utilisation du rouet2, un des outils les plus simples qui existent. Il disait qu’avec cet instrument, il était possible de mettre à genou des civilisations entières et, en même temps, de les émanciper; selon l’usage que l’on avait décidé d’en faire. Quant à l’intelligence artificielle par exemple, beaucoup de gens pensent que celle-ci pourrait finir par tous·tes nous éliminer. C’est absurde ! Comme si l’intelligence artificielle pouvait exister sans les êtres humains ! Le code devrait être quelque chose de facile : on devrait tous·tes pouvoir prendre un petit tournevis et changer la petite pièce pour que tout se remette à fonctionner.

Jérôme : Ce qui m’intéresse dans le do it yourself et qui m’inspire pour la fabrication de mes objets, c’est que celles et ceux qui le pratiquent sont des artisan·es du monde capitaliste moderne qui refont à la main et folklorisent les matériaux actuels. À partir de déchets, ou de matériaux peu coûteux, il·elles fabriquent des objets que l’on utilise tous les jours : un lave-vaisselle, un outil... Nous nous réapproprions la technologie pour créer un usage humain. Nous n’avons aucune prise pour comprendre les ordinateurs actuels, pour les maîtriser : nous sommes juste de simples utilisateur·rices. Avec mes instruments, j'essaie de revenir aux sources de la production du son, au plus simple. Finalement, cela me prendrait dix fois plus de temps si je les réalisais avec un ordinateur et avec de l’électronique.

Maïa : C’est important de questionner d’où vient le savoir. Aujourd’hui on peut apprendre et se former à n’importe quelle technique grâce à l’internet. Le savoir est remis en question, il n’est plus détenu par une certaine classe sociale qui va forcément le formater pour le mettre à son avantage, pour faire perdurer cette espèce de croyance qu’il y aurait des gens qui savent et d’autres qui ne savent pas.

Jérôme : Je pense que, ce qui est commun entre ce que tu dis et ce que j’essaie de faire, c’est que ce ne sont pas tant les technologies que nous critiquons, mais plutôt leur usage technologique ou industriel. Dans leur utilisation, il y a d’autres formes qui sont bénéfiques pour l’émancipation, pour l’égalité, et pour la démocratie.

CM : Ninon, tu portes une attention très particulière aux déchets, aux choses qui sont trouvées par terre ; parce que tu fais partie d’une génération élevée dans une prise de conscience écologique.

Ninon : Les années quatre-vingt-dix étaient particulières. Aujourd'hui, nous avons les connaissances pour nous tourner vers de nouvelles technologies environnementales. Avant, nous étions dans un moment de prise de conscience naissante et le seul moyen de pallier à cela était de ramasser les déchets. Je pense que, dans la plupart des pratiques contemporaines, nous sommes très proches de ce regard sur des matériaux que l’on pourrait qualifier de pauvres. Je le vois dans vos pratiques. Maïa, tu travailles avec le déchet ou avec des choses qui sont ramassées, accumulées autrement. On avait déjà discuté du fait que l’on vivait peut-être des années de transition, et que l’on avait dû construire à partir de matériaux de récupération sans forcément avoir à disposition des technologies qui permettraient de moins polluer.

Maïa : La question du sol est intéressante. L’humanité est en général debout quand elle va bien, sur ses deux pieds et le mur lui permet de se projeter dans une verticalité qui a un rapport avec le vivant. J’ai beaucoup réfléchi à l’idée de devoir se pencher. C’est justement le fait d’arrêter de regarder l’humain, et que l’humain lui-même arrête de se regarder. Cela est évoqué par la nouvelle object-oriented ontology3, qui explique que l’être humain ne peut plus avoir un point de vue anthropocentré et doit commencer à regarder le sol.

CM : Les questions de l’espace et du temps sont extrêmement ambiguës dans toutes vos pratiques. Comment situer vos œuvres spatialement et temporellement ? S’intéressent-elles à notre temps, à l’ici ; ou à un autre lieu, un autre moment ?

Maïa : J’ai compris récemment que j’avais un rapport étrange à l’espace parce que je vis dans une toute petite chambre, mais que j’ai grandi dans la nature, les grands espaces. Je pense que le fait d’avoir habité dans un studio de 9m2 pendant un moment m’a fait comprendre que je réagissais artistiquement et que j'avais besoin de faire de très grandes choses. L’idée de créer dans un atelier, ou de créer des pièces en imaginant un espace, c’est une espèce de porte de sortie car en tant qu’artiste, on habite beaucoup dans son travail. J’aime bien avoir toutes mes affaires dans de gros sacs Tati. J’ai toujours l’impression de pouvoir partir un jour, en me disant que je ne serai jamais bloquée, parce que j’ai tous mes drapeaux, et toutes mes affaires avec moi. C’est une espèce de lieu mobile.

Jérôme : Avec les instruments et la production sonore, j'essaie de travailler à un moment et à un lieu autre, pour parler d'aujourd'hui. C'est-à-dire que la fiction et la modification des perceptions amenées par le son, permettent de réinterroger notre perception de l'environnement, d'interroger notre façon d'appréhender le monde qui nous entoure. Je vais jouer sur des changements de fréquences, par exemple, dans l'espace, et par le déplacement de la perception : des sons qui vont être ténus et d'autres très forts. Tout cela crée un moment privilégié pour réfléchir. Je veux pousser le·a spectateur·rice vers autre chose que de juste recevoir parce que je n’ai rien à lui dire et rien à lui apprendre, juste à lui proposer la situation à partir de laquelle il ou elle pourrait créer des liens.

Ninon : Pour moi, le temps et l'espace sont liés à une question de processus de travail. Le moment où je vais trouver un objet qui a déjà une forme sculpturale m’intéresse. C’est un événement qui arrive avant de construire la pièce et je vais le documenter en le photographiant. C'est le premier temps, qui est aussi un espace : l'endroit dans lequel je l’ai trouvé; puis je vais sortir l’objet de cet espace en le reconstruisant. Il s’agit à chaque fois d'un décryptage de la réalité en partant du principe que, ce que j'ai perçu à ce moment-là est une réalité à laquelle je n'ai pas accès. Le fait de le retranscrire apporte un autre temps et un autre espace. Il s’agit donc vraiment d'un processus de compréhension du monde et de réappropriation. Après cela, il y a l'espace de l'exposition qui va plutôt être un projet quasi-archéologique, qui devient une documentation de tous ces gestes passés dans la pratique.

Maïa : Une œuvre est toujours modifiée par l'espace d'exposition.

Ninon : J’aime bien m’adapter à l’espace d’exposition. Surtout dans une pratique de sculpture, comparée à une pratique de peinture où l’on a tendance à dire que nous sommes placé·es devant une image. Nous regardons une peinture en position debout, sur un mur neutre, sans se projeter sur un environnement extérieur mais directement dans l'image. La sculpture se trouve dans l’obligation d'inclure ce qui est derrière, ce qui l'environne, parce qu'on ne peut la regarder devant une surface puisqu’elle est en trois dimensions.

Maïa : Si on voulait essayer tes vêtements, nous serions obligé·es de nous frotter au sol ! C'est une proposition intéressante parce que quand tu es au sol, soit tu es mort·e, soit tu dors...

Ninon : Ce sont des situations de passage. Le geste ne s'adresse à personne finalement, parce qu’en posant une veste ou un objet par terre, ce n'est pas un signe pour les autres. C'est enlever le côté narratif des choses, leur laisser le droit de s'exprimer par elles-mêmes.

Jérôme : Je pense que l’on retrouve cela avec mes instruments aussi. Le son ajoute une dimension intangible qui va changer en fonction du contexte. L'acoustique d'un lieu ou d'un autre ne sera jamais la même et la perception d'une sculpture ne sera jamais la même; ce qui la fait échapper à l'espace d'exposition, d'autant plus qu'elle évolue dans le temps. Certaines pièces vont changer parce qu'il y a un performeur ou qu’une automatisation va les activer puis les désactiver. Il y a toujours une part de l'œuvre qui échappe au cadre.




James Bridle, New Dark Age: Technology and the End of the Future, UK, Verso, 2018.
Instrument à roue actionné par une pédale ou une manivelle, servant au filage de la laine ou de toute autre fibre. L'ontologie orientée objet est une école de pensée influencée par Heidegger qui rejette le privilège de l'existence humaine sur l'existence d'objets non-humains.