Entretien avec Mathieu Kleyebe Abonnenc



Collectif Champs magnétiques et Hélène Meisel, chargée de recherche et d’exposition au Centre Pompidou Metz


 


Mathieu Kleyebe Abonnenc
Champs magnétiques : Vous êtes à la fois artiste et chercheur, vous entremêlez différents récits, temporalités et faits historiques pour aborder le fait colonial, notamment en Afrique. Où se place votre curseur critique ?


Mathieu Kleyebe Abonnenc : C’est une méthodologie de travail que j’ai mise en place assez rapidement en choisissant avec quels fonds iconographiques et historiographiques je pourrais travailler. Dès les Beaux-Arts de Marseille, je me suis dirigé vers les Archives Nationales des Outre-Mer (ANOM), regroupant tous les registres, les illustrés, les noms, les cahiers de comptes, les lois, tout ce qui a pu être fait et qui était lié à l’administration des colonies françaises d’outre-mer. Cette pratique m’a permis d’avoir accès à des sources, dans un monde pré-internet, ce qui a son importance. Je pense que je n’aurai pas développé mon travail de la même manière si je l’avais commencé  il y a dix ans.


C.M. : Il y a le documentaire et la fiction : pourquoi passer par ce biais du fictif ?
M.K.A. : Dans la construction d’une enquête, le moment du terrain intervient toujours. On essaie de cartographier les sources et de rencontrer un maximum d’acteurs et d’actrices, plus ou moins impliqué.es dans les histoires sur lesquelles j’enquête. Bien souvent, ce travail de terrain peut faire l’objet d’un film, d’une œuvre sonore, d’un texte. Ce rapport direct à l’interaction entre un.e artiste, un.e chercheur, chercheuse, est quelque chose auquel je me refuse complètement, un rapport de pouvoir se joue dans cette méthode. L’artiste se retrouve en dette par rapport à son « informateur », dans une position proche d’une conception extractiviste, dans un rapport de pouvoir. Les enjeux de la transaction doivent être clairs, c’est pourquoi je passe par la fiction, qui tente de trouver un équilibre entre les différentes strates de savoir et de sensibilités, et d’affects,  en essayant de ne pas centrer le travail dans un rapport direct au témoignage.

C.M. : Vous invitez dans vos œuvres d’autres subjectivités que la vôtre : Sarah Maldoror, Bia Gomes, Michel Leiris ou encore votre grand-père. Comment sont-elles consultées, investiguées et éventuellement réécrites ?


M.K.A. : Sarah Maldoror, je la rencontre parce que je cherche quelque chose qui est de l’ordre de l’autobiographie. Bia, c’est très particulier, c’est presque une coïncidence, très étrange. Leiris, il est difficile de parler d’une sorte d’anthropologie réflexive, sans passer par lui. Bien malgré lui, il fabrique une forme, à l’époque inédite, d’enquête ethnographique. J’essaie de trouver un positionnement qui me permette de porter une parole. Vous avez vu Préface à des fusils pour Banta, qui est autant un travail sur ce que peut être une évocation d’un film militant des années 1970, mais 40 ans plus tard. Les actrices qui interprètent les textes du diaporama sont des femmes blanches prenant la voix de femmes noires. Il y a dans le diaporama cette intention de manifester aussi un processus d’appropriation. Il est important pour moi que les choses soient visibles dans l’objet final. C’est visible par exemple dans la partie qui évoque ces photographes occidentaux qui venaient dans les zones de combat. Je voulais parler de ces images faites par des européens dans le contexte de l’image militante. La subjectivité de Sarah Maldoror est là parce qu’une actrice joue un montage de plusieurs parties d’un entretien mené avec elle, pendant quasiment deux ans. Cela dépassait d’ailleurs de beaucoup le cadre de l’entretien, une relation d’amitié s’est créée. Concernant Bia, elle a tourné dans le film Mortu nega (1988) réalisé par Flora Gomes, la première partie de ce film est exactement ce qu’aurait pu être Des fusils pour Banta. Flora Gomes a travaillé sous la direction de Sarah en Guinée-Bissau. D’ailleurs, Flora, comme Sana Na N’Hada, ont fait certaines images que l’on retrouve dans le film Sans Soleil de Chris Marker.  Pour Leiris, sa subjectivité m’a permis d’évoquer mon grand-père. Se servir de quelqu’un qui a une démarche presque logorrhéique. Je me suis donc servi du livre L’Afrique Fantôme. Ce qui m’intéressait alors était de recoller l’histoire minuscule de mon grand-père, qui était scientifique, mais aussi un agent colonial, et celle de Leiris, en articulant ainsi l’histoire de mon grand-père à un contexte plus vaste, celui des grands projets de collecte étatique qui ont formé les collections du Musée de l’Homme, et plus tard celles du Musée du Quai Branly.

 


vue de l’exposition Préface à Des fusils pour Banta, 2011 Gasworks, Londres
C.M. : Vous mêlez donc subjectivité de l’artiste et démarche neutre du chercheur.


M.K.A. : Pour être honnête, je pars d’objets qui sont devant moi. Pour Sarah Maldoror, je voulais voir son film sur Léon-Gontran Damas, poète guyanais à l’origine du mouvement de la négritude. Ce n’est pas véritablement un objet de recherche mais une rencontre. Je n’avais jamais eu accès à son travail, on peut parler d’invisibilisation. Ce cinéma militant, largement discuté en ce moment, était moqué lorsque je faisais mes études d’art. Mes professeurs me disaient de ne pas aller dans ce sens-là, ils considéraient ces films comme étant des objets sales.

C.M. : Des sujets tels que le traumatisme, les rêves, la science, le langage, l'inconscient ou la mort du père ont été traités et étudiés par la psychanalyse d'une manière très proche de la façon dont ils sont abordés dans vos projets. Considérez-vous que la psychanalyse contamine votre travail ?


M.K.A. : Ce sont des choses que je dis, mais je n'arrive pas à savoir si cela est palpable. Il y a deux phases. Effectivement, cela a nourri très rapidement mon travail d'une manière théorique, et sur la façon dont je fabriquais les objets. Avec mes premiers dessins Paysages de traite, il y avait l'idée de l'anamnèse, c'est-à-dire trouver un moyen pour "faire remonter le trauma" au présent. C’est cette idée de Walter Benjamin que je résume sûrement mal de "faire exploser le passé dans le présent". Ce travail "sur le divan" me permet d'avoir un accès différent aux œuvres et de les fabriquer d'une autre manière, plus directe. D'où également ce passage plus direct à l'autobiographie. Des textes comme celui de Georges Devereux, De l'angoisse à la méthode dans les sciences du comportement, ou Spectre de Marx, de Derrida sont importants pour moi. Derrida parle de l'héritage comme d'une tâche ou d'une charge dont on doit s'occuper. Cela va résonne avec cette petite bague que j'avais réalisée en me posant la question de la manière dont je prenais en charge une histoire familiale complexe et secrète, en imaginant que cette bague soit vendue, et comment un collectionneur en viendrait à porter un objet qui est le reste d'une histoire familiale, un dépôt, une histoire en négatif.

C.M. : Vous avez fait un commentaire sur la question du savoir. Je pense qu'en science se pose beaucoup la question de penser le savoir comme une chose qui n'est pas complète, comme s'il y avait un manque.


M.K.A. : Au sujet du manque, c'est vrai que je fonctionne par le fragment, par l'éclatement, le négatif, la toxicité. Ce sont des choses que j'essaie de "mettre au travail". Peut-être que cela exige quelque chose en retour, de la part du spectateur en tout cas.

C.M. : Comment envisagez-vous votre rapport à l’archive ? Joue-t-elle un rôle d'indice qui permet de revenir à la réalité au sein d’un tissu où la fiction et le documentaire sont entrelacés ?


M.K.A. : Les archives sont compliquées. Par exemple, je vous parlais des ANOM qui sont véritablement un lieu de pouvoir. J'essaie de montrer de moins en moins d’archives, mais de les rendre sensibles. Par exemple, dans le film Secteur IXB, il y a des archives sonores et visuelles, et tout un ensemble de choses qui sont prises dans cette sorte de tresse fictionnelle et documentaire. Les archives sont des lieux. J'ai fait beaucoup de séjours en Guyane, à Saint-Laurent-du-Maroni notamment au camp de la transportation. Les actuelles archives communales sont dans les anciennes cellules des bagnards. Pour moi, cela est aussi une façon de comprendre la relation que peut entretenir la métropole aux territoires qu'elle administre. C'est-à-dire que tout cela n'avait pas vocation à être patrimonialisé. En tout cas, ce désir de patrimonialisation est récent. J'essaie de faire passer la manière dont je montre les archives dans le registre du récit. Philippe Artières emploie ce type de stratégie d'écriture. Je vous renvoie à Avery Gordon qui a écrit un très beau livre sur ces possibles utilisations des archives. En tous cas, ce n'est pas la réalité ni le réalisme que je cherche.



Mathieu Kleyebe Abonnenc, Secteur IX A, 2015
C.M. : Dans Secteur IX B et dans Ça va ça va, on continue, vous empruntez les codes du film de suspens pour instaurer une dimension spectaculaire. Nous pensons par exemple à l'utilisation de la musique, des ralentis, aux acteurs qui ont parfois une aura mystique.


M.K.A. : Je ne construis pas les films dans une logique de genre mais j'essaie effectivement de créer une tension. Dans Secteur XIB je voulais créer une ambiance inconfortable, car le personnage principal est dans un inconfort par rapport à sa discipline, son processus de recherche et sa difficulté à l'habiter. Je voulais que ce soit un film "inquiété" plus qu'"inquiet". Cela s'est fait par la musique. C'est aussi un film empreint de la vision surréaliste – donc aussi raciste – du continent africain. On est dans cette espèce de réservoir un peu inquiétant de pulsions anciennes que je tenais à mettre en images.

C.M. : Votre travail porte sur les hégémonies culturelles, les principes de domination et la colonisation.

M.K.A. : Ce qui m'intéresse à propos des hégémonies culturelles, c'est ce que Quijano appelle la "colonialité du pouvoir". Mon travail cherche à déterminer dans le présent les effets contemporains de ce legs colonial et racialiste sur lequel s'est construite la modernité. Quand je travaille avec les photographies d'objets de mon grand-père, ou avec les croix du Katanga, je suis plutôt dans un espace qui traite moins de décolonisation que de l'interrogation de cette colonialité à l'intérieur même de ma propre histoire.

Hélène Meisel : Dans la troisième et dernière partie de Ça va, ça va, on continue, un inconfort éclate un peu au grand jour. Il y a un mot mis sur le débat des notions d’essentialisme, d’appropriation, de spectacle. Je trouve que c’est un moment clé, un moment du dévoilement même si on voit que celui-ci est joué, et que sans doute la personne au centre du débat est un double de ta personne. La fiction est perforée à cet endroit-là.

M.K.A. : Oui ça l'est. Je dis aussi que je suis dans une position compliquée. Effectivement je pense qu'il y a cette question d’appropriation culturelle qui est là depuis un moment, tout cela était énormément discuté dans les années 1990, notamment parmi mes autrices de prédilection. Ça va, ça va, on continue date de 2012. J’ai vu ce fabuleux documentaire Rachel Dolezal : un portrait contrasté sur cette militante du NAACP qui est blanche mais qui a fait croire qu'elle était noire. Elle a milité pendant des années auprès du NAACP aux Etats Unis. Elle a fabriqué son identité étrangement en transposant certaines dynamiques de l'identité de genre. C’est assez troublant. Ce n’est pas mon histoire mais, en tout cas, il y a des choses que je tente d’interroger aussi dans mon travail, comme le privilège blanc. Quand j'ai parlé de colonialité du pouvoir, cela aborde ce privilège de la construction d'une classe moyenne française qui s’est construite sur un enrichissement par le biais de territoires colonisés et la domination de peuples outre-mer.

C.M. : Par votre participation à une entreprise de réflexion et de résolution d’un problème commun, vous sentez-vous appartenir à un ensemble d’artistes qui se saisissent de la question de la mémoire, notamment des dominations ?


M.K.A. : Oui, complètement. Les choses ont changé. Quand je suis sorti de l’école en 2002 ce n’était pas du tout pareil. Il y avait Kader Attia et Zineb Sedira qui commençaient leur travail. Je pense que la Documenta d’Okwui Enwezor en 2002 a été un moment fondateur, pour moi en tout cas. Je n’ai jamais vu autant d’œuvres ayant ce dénominateur commun, postcolonial et décolonial. Autant d’œuvres qui mettaient en images, en sons, en formes, des histoires qui ressemblaient à ce que j’avais pu vivre. C'est là que j'ai vu pour la première fois le Western Deep de Steve McQueen, ce film a changé ma vie. Sans cette documenta, je ne serais pas l’artiste que je suis aujourd’hui. Oui, une même génération, un même ensemble d'artistes mais qui ne se chargent pas de la question de la même manière. Il y a aussi la réalité économique de l’art, faisant que les œuvres n’ont pas toujours le même destin, et il y a bien sûr des effets de mode aussi. Par exemple, il y a dix ans où quinze ans l’art caribéen n’intéressait absolument pas les commissaires d’expositions français, plutôt l’inverse même. Je m’occupe aussi de cette collection pour la maison d’édition B42 qui est une autre façon de faire un travail de diffusion de textes et de réflexions qui font encore défaut en France. En vingt ans, le paysage éditorial et artistique - en tout cas en France - a changé pour le meilleur. Il y a un vrai travail éditorial de textes brillants, et j’apprends beaucoup de jeunes artistes et commissaires d’expositions caribéens ou de la diaspora qui prennent en charge avec précision la façon dont iels veulent raconter leurs histoires. Tout ça recoupe des projets collectifs, et des positions militantes situées, qui rendent audibles et visibles ces histoires violemment niées. Nous vivons des moments d'oppositions nécessaires au racisme systémique, français notamment, j’espère qu’il y aura d’autres moments où tout cela pourra se reconstruire de manière collective, autrement. Ensuite, il nous faut interroger le fonctionnement des institutions, comment elles jouent le jeu elles aussi, comment elles prennent le relais sans faire de whitewashing systématique. Est-ce seulement possible, c’est la grande question.

H.M. : Institutionnaliser des pratiques militantes, est-ce une manière de les étouffer ? Les œuvres passionnantes qui émergent plutôt dans les centres d’art, dans les lieux de prospection, de recherche, changent une fois qu’elles entrent dans un musée, une collection, pour le bien des artistes aussi parce-que c’est une manière de les reconnaître, de les subventionner.


M.K.A. : Le Centre Pompidou vient d’acquérir un ensemble de pièces que j'avais fait pour la Biennale de Venise autour de la statue de Victor Schœlcher. Au moment où le Centre fait l'acquisition de cette série, les statues de Schœlcher sont tombées en Martinique. C’est formidable d’être dans une collection si prestigieuse, mais forcément on m’interroge toujours sur les processus de légitimation, des œuvres commes des artistes, je m’inclus bien sûr dans cette critique.


Oswald de Andrade, Manifesto Antropofago,  reproduction en fac-similé
C.M. : Pouvez-vous nous parler de vos projets en cours ?


M.K.A. : Mon projet à venir s'appelle En traversant l’horizon Arawak ou La musique de paysage vivant, un travail autour de l'œuvre de l'écrivain guyanien Wilson Harris. Il a développé une œuvre tant poétique, romanesque que théorique qui essaie de proposer une autre vision de l'identité sud-américaine. Sa vision fabrique un sens de l’indentité et du rapport au lieu né dans cet espace si particulier qu’est le Plateau des Guyanes. Il propose quelque chose que l’on pourrait très maladroitement rapprocher du cannibalisme syncrétique comme pourrait l’imaginer quelqu'un comme Oswald de Andrade, poète brésilien qui a écrit le Manifeste anthropophage.